samedi 6 janvier 2024

"L'art de la mémoire" de Frances A. Yates.

Folio - 2022 - 539 pages.

Avant tout, je tiens à remercier l’équipe de la Masse Critique de Babelio ainsi que les Editions Gallimard et Folio.

La mémoire, un sujet qui m’intéresse et me touche beaucoup. Pour faire court, depuis toute jeune, une obsession me tenaille : ne rien oublier. Mes méninges ont tourné à plein régime.  De la méthode du par cœur aux listes codées, groupes de mots retranscris et numéros de pages notés sur des carnets. J’ai tout essayé. J’ai logé dans les coins de ma tête tous mes acquis et souvent, j’y plonge et ressort, comme un clown de sa boîte, multiples réminiscences en tous genres. Oublier, pas possible ! Si, je ne me souviens pas d’un livre, forcément, je ne l’ai pas lu ! Et je continue à entretenir cette amie de toujours.

Un tel essai ne pouvait que me séduire. L’œuvre, L’art de la mémoire de Frances Yates restera sûrement la grande référence sur les arts de la mémoire de l’Antiquité jusqu’au XVIIe siècle. L’érudition et l’ampleur du travail de cette grande universitaire laissent pantois et surtout admiratif. Nous imaginons, avec une grande admiration, ces d’heures passées à lire, à déchiffrer tous ces textes anciens pour nous transmettre un formidable ouvrage. Avec envie, nous la devinons courbée, sur sa table de travail, infatigable travailleuse, stylo à la main, prenant des notes et inlassablement, donner vie à cet inoubliable essai.  

« L’art de la mémoire est comme une écriture intérieure. » (P 24)

De l’antiquité gréco-romaine à la fin de la Renaissance, nous découvrons toutes ces sortes de méthodes pour permettre aux orateurs, prédicateurs, intellectuels et philosophes d’enregistrer dans leurs moindres détails leurs idées, discours. Ainsi, ils pouvaient ouvrir à volonté leur boîte de Pandore.  Mémoire naturelle, aidée et enrichie d’une petite sœur artificielle, des lieux abritaient comme dans un songe des pensées, mots, images, tous liés et gardiens de la Mémoire. Un peu des acteurs de la pensée. Des lieux caducs pour les orateurs de l’Antiquité et des lieux éternels, un côté plus mystique pour ceux de la Renaissance. Ces différentes méthodes se ressemblent toutes sur le fond et développent au fil des siècles un travail intellectuel considérable, une formidable émulation de l’esprit et un travail continu qui tournent à l’obsession pour certains. (Renaissance italienne). Elles subissent tour à tour les influences philosophiques, religieuses, et même des écrits hermétiques et cabalistiques. Cet essai est une plongée assourdissante dans la pensée de notre lointain passé intellectuel et elle nous offre une nouvelle vision du développement cérébral de ces époques.  Sollicités comme dans une « pensine », ces silhouettes défilent pour notre plus grand plaisir. Des réminiscences se lèvent et Simonide, Aristote, Thomas d’Aquin, Pic de La Mirandole, Giulo Camillo et son fameux théâtre, Giordano Bruno et son funeste destin, Bacon et Leibniz s’invitent au banquet et nous suggèrent de nouvelles perspectives quant à l’histoire intellectuelle. Pour ne citer qu’eux.  Nos anciens aimaient se poser les bonnes questions et ils n’hésitaient pas à réfléchir à outrance.

Pour conclure, un ouvrage à lire, il est inutile d’être un universitaire pour apprécier ce genre d’essai. Juste se poser et se laisser immerger par l’histoire et ses doctrines. Une belle immersion historique et intellectuelle ! Le cheminement de ces grands esprits se suit pas à pas avec une relative facilitée. Et surtout, pas une minute d’ennui.

Une dernière précision : ces méthodes demandent beaucoup d’effort de concentration. Vous vous en seriez douté !

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Frances A. Yates (1899-1981) était professeur d'histoire de la Renaissance à l'université de Londres, membre de la British Academy, de la Royal Society of Littérature et membre honoraire du Warburg Institute. Ses principaux ouvrages portent sur l'hermétisme de la Renaissance, Giordano Bruno, le Théâtre du Globe et la secte de la Rose-Croix.

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vendredi 1 décembre 2023

"La brodeuse de Winchester" de Tracy Chevalier.

 

Laissez-vous envoûter par le charme désuet de ces brodeuses qui filent le temps passé et présent et réveillez-vous aux sons des carillons. Violet et ses silences saura vous surprendre dans sa vie ordinaire, bouleversante et si attachante. Un roman qui fait du bien avec le charme à l’anglaise, en plus !   

Editions La table Ronde - 2020 -
345 pages.
Un savant mélange de douceurs et d’acidités brode avec patience des existences ordinaires et solitaires. Sans avoir l’air d’y toucher, la romancière aborde des sujets forts comme le choix d’aimer sans tabous, l’émancipation des femmes et surtout le tort, le mal, que font certaines personnes, maladroitement ou volontairement.

Violet ou l’amorce de la lente émancipation des femmes ! Pour mon plus grand plaisir, la romancière a su parer l’existence de Violet, son personnage, de fils tour à tour chatoyants ou dans des tons plus gris. Une peinture réaliste d’une vie ordinaire de femme qui se révélera exceptionnelle dans ses choix et tellement attachante. Une plume douce et poétique nous interpelle sur le sort de ces femmes ni trop jeunes, ni trop vieilles qui n’ont pu ou pas su trouver un mari. Elles ne peuvent pas tenir le rang tutélaire imposé aux femmes, à savoir s’occuper d’un foyer et avoir de charmantes, petites têtes blondes. La Première Guerre mondiale, au service de la grande faucheuse, a broyé énormément de jeunes hommes dans la fleur de l’âge. Toutes ces jeunes filles de l’après-guerre ont été surnommées si galamment « excédentaires ». Elles doivent se résigner aux seconds rôles dans leur famille, dernières près du foyer, se tenir discrètes et le plus effacées possible. Maintien et tenues sobres voire sans attraits sont de rigueur et exigées dans une société aux carcans sociétaux rigides et inflexibles. Comme si, elles n’existaient plus, des formes éthérées aux allures féminines. A noter, le manque de cordialité de la nouvelle génération féminine et le mépris des femmes plus âgées. L’entraide et l’empathie entre elles sont curieusement absentes. Le personnage de la mère de Violet est tout simplement exécrable. J’ai admiré la force de caractère de la jeune femme qui sait se taire et parfois tourner en dérision les réflexions et attitudes déplaisantes. Une contenance qui l’aide à avancer et la conforter dans ses résolutions. Tout doucement, elle se libère et elle choisit une existence où elle pourra s’épanouir envers et contre tous.

Les figures masculines sont plus discrètes, un père et son beau et rassurant souvenir, un frère aux allures paternalistes. Le petit cœur de Violet battra pour un homme beaucoup plus âgé, Arthur, sonneur de cloches, de son état. Sans faire de la psychologie, peut-être une attente de reconnaissance, de sécurité et de sagesse sans parti-pris.

Le récit effleure habilement les troubles qui agitent l’Allemagne avec la montée en puissance de son redoutable parti nazi. Un texte souple sans grandiloquence, voulu, pour préserver une vision authentique du contemporain de l’époque.

Une autre subtilité de la romancière, son jeu avec les noms des fleurs et leur langage, certainement rien d’anodin !  Tout d’abord Violet, rappelle la modestie, la timidité, le silence ou l’amour secret ; des thèmes liés à la personnalité de la jeune femme et du tournant que prend sa vie amoureuse. Iris, la fleur préférée de Mrs Pesel, oui, mais pas seulement … Souvent affiliée au deuil, la sagesse et l’espoir ! Une corrélation suggérée par les fleurs peintes sur les bordures des coussins : les filfots, toute une symbolique odinique, réutilisée dans une forme plus primaire par les nazis, la croix gammée ! Ah, j’oubliais, « Speedwell », se traduit, Véronique, une fleur et aussi un prénom …

Un thé chaud qui réconforte, une lecture surprenante qui a su me conquérir avec ses descriptions de la campagne anglaise, de ses non moins célèbres cathédrales, avec ses pubs si pittoresques ! Avec une coquetterie en trompe l’œil, Tracy Chevalier m’a séduite …

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Tracy Chevalier est une romancière américaine ; elle vit à Londres depuis 1984. Sa carrière débute en 1997 (V.O) avec "La vierge en bleu". Son grand succès littéraire sera  "La jeune fille à la perle" (1999), un roman inspiré par le célèbre tableau de Vermeer. 

- "Le récital des anges" (2002), "La dame à la licorne" (2003), "La vierge en bleu" (2004), "L'innocence" (2007), Prodigieuses créatures" (2010), "La dernière fugitive" (2013), "La Grande Guerre" (2015), "A l'orée du verger" (2016),  "Le nouveau" (2017).

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mercredi 22 novembre 2023

"La muse" de Rita Cameron.

Editions Milady (Hauteville) 
2018 - 507 pages.
Une immersion à couper le souffle dans l'univers chatoyant des préraphaélites au bras d'une muse enchanteresse aux accords de bohème. Le temps suspend sa respiration lors de cette subliminale lecture ! Un fatal coup de cœur ! 

La romancière, artiste, à son tour, nous prend par la main et nous invite dans un Londres victorien. Clio et Calliope lui ont murmuré cette œuvre furieusement romantique aux accents tragiques pour notre plus grand plaisir. Lizzie Siddal s’élance vers des hauteurs sublimes aux côtés de peintres enchanteurs, poétiques et tellement doués. Tout le long de sa trop courte vie, elle inspirera les plus grands pour des œuvres qui rendront hommage aux plus belles plumes telles que celle de William Shakespeare et ses puissantes tragédies. Bien malgré elle, elle a influencé leur vision de la beauté idéale féminine.  

Au tout début du roman, un décor romantique s’esquisse : une rencontre au crépuscule sur un pont baigné de brouillard. Une jeune femme en danger, l’intervention d’un preux chevalier des temps modernes, une silhouette fuyante et l’espace d’un instant deux regards qui se croisent. Le destin est en marche et impossible, pour moi, pauvre et faible lectrice de lâcher ce récit. J’ai été envoûtée, subjuguée, par cette force narratrice et terriblement tragique. Notre petite Lizzie, tant sa beauté éclatante et si différente des stéréotypes de l’époque avec son caractère si pur et franc, nous évoque par sa blancheur éthérée la possible union d’une humaine et d’un ange. Tout le long du roman, l’accent est continuellement mis sur sa personnalité quasi-surnaturelle. Sans jouer la coquette ou la femme fatale, elle aimante et attire avec naturel les artistes. Sa chevelure de feu longue et bouclée objet sensuel par excellence attise toutes les imaginations. Elle saura se garder pour un seul homme et ne se transformera pas en modèle superficiel et léger de mœurs.  Personne ne résistera à son charme ! Une muse pour tous ces peintres en mal de chef-d’œuvre !

Quel plaisir de battre le pavé des promenades londoniennes aux bras des plus grands noms de la peinture anglaise de XIXe siècle en jaquettes et hauts de forme. Vivre leurs balbutiements sur des toiles, partager leurs doutes et leurs joies. Des œuvres qui traverseront les siècles et que nous admirons encore. « La nuit des rois » de Walter Deverell et Lizzie qui incarne Viola en jeune page timide et amoureux. Les toutes premières poses d’Elisabeth Siddal en tant que modèle qui lui permettront de rencontrer son unique et grand amour Dante Gabriel Rossetti. Celui-ci croit reconnaître en elle, la réincarnation de Béatrice, le grand amour de Dante Alighieri dont il traduit les vers. Il porte un grand intérêt à la littérature et l’art médiéval italien. Il la dessine et la peint compulsivement.

Rossetti, toute à sa peinture apparaît comme un jeune homme fougueux et un amoureux égoïste ; il ne voit pas plus loin que le bout de ses pinceaux tout à sa palette de couleurs, obnubilé par ses transfigurations de la beauté. Il ne s’aperçoit pas de la fragilité de Lizzie et de ses besoins et aspirations, ou bien, il se refuse à les voir.  Tout au service de son art, est-il vraiment à blâmer ? Lizzie n’est pas totalement différente ! Elle aussi, s’épuise et s’oublie lorsqu’elle dessine et jette sur papier ses poèmes, si tristes et si beaux ! Elle ne se ménage pas et elle prend très au sérieux son rôle de modèle. Elle vit son rêve !  Rappelons à notre mémoire, son abnégation totale dans les longues heures de poses pour le peintre Millais plongée dans une baignoire. Une œuvre magnifique et poétique verra le jour, la très célèbre « Ophélie ».  Elle flotte et chantonne entourée de fleurs avant de sombrer dans les eaux sombres. Terriblement prémonitoire …  

Demandons comme Lamartine, au temps de se suspendre pendant cette lecture à l’écriture féerique, si juste dans le choix de la narration et du vocabulaire, aux belles envolées lyriques maîtrisées. Une mise en scène impeccable d’une destinée trop courte et si belle, chère aux poètes romantiques, nous charme et nous attriste. Une deuxième lecture s’imposera par-delà l’effet de la découverte pour mieux s’imprégner et se laisser bercer par cette si belle et particulière atmosphère. Nous nous surprendrons à chuchoter certaines passages si beaux et si enchanteurs. Et aussi, partir à la découverte du poète Tennyson, si cher au cœur de Lizzie, simplement pour prolonger le charme …  

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Rita Cameron est américaine, elle a étudié la littérature anglaise. "La muse" est son premier roman. 

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"Les mille vies d'Agatha Christie" de Béatrix De L' Aulnoit.


 

Editions Tallandier - 2020 -
356 pages.
Cette biographie ravira les fans d’Agatha Christie, une femme attachante, de caractère réservé, avide d’évasion. Attention, il vous faudra un bon souffle pour la suivre dans sa vie trépidante ! Un vrai plaisir de découvrir l’intimité de la « reine du crime » !

Cette biographie s’ouvre sur l’énigmatique disparition de la romancière le 2 décembre 1926. Plus aucune trace d’Agatha Christie pendant sept jours, elle sera retrouvée dans le Yorkshire dans un hôtel et jouera la carte de l’amnésie. Les rumeurs iront bon train. Malheureuse en mariage et déprimée par le décès de sa mère, elle a probablement cherché dans la fuite une bouffée d’oxygène, s’offrir une parenthèse à un univers sombre et anxiogène. Elle aura fait la une des journaux anglais, sa notoriété nouvelle comme romancière aidant.

Qui n’a jamais lu un roman de la « reine du crime » ? Dans nos mémoires, restera toujours ce curieux petit détective belge aux moustaches si soignées qui a toujours su découvrir les coupables en utilisant ses petites cellules grises. Des crimes qu’une Mrs Marple ne résoudra pas dans de folles courses poursuites, mais plutôt assise avec ses travaux de couture. Une vraie fouine et une grande observatrice qui prendra les coupables dans les mailles de son sempiternel tricot. Agatha Christie a laissé à la postérité des œuvres policières dont personne ne se lasse !  

Nous découvrons une enfant prodigieuse, une jeune femme exceptionnelle férue d’opéras, de musique classique. Pour notre plus grand étonnement, Agatha Christie apparaît volontaire, indépendante et mauvaise en orthographe ! Laissons de côté, la romancière noircissant des pages blanches, travailleuse acharnée. Elle ne s’est prise jamais au sérieux. Elle a écrit par plaisir, juste une envie, un moyen de se divertir et d’arrondir les fins de mois. Elle a su concilier sa vie de femme, ses succès littéraires et sa grande passion des voyages. Ce n’était pas une mince affaire d’entreprendre tous ces périples, à l’assaut des dunes sous une chaleur étouffante. Et pour se rafraîchir, un peu de surf. Rien ne l’arrêtait !  Autre révélation, sa passion pour le théâtre, ses nombreuses mises en scène avec à la clé de beaux succès. Intrépide voyageuse, elle nous surprend dans sa frénésie d’achats de nombreuses maisons en Angleterre dont « Greenway », dans son cher Devon.

Personnellement, après la lecture de cette passionnante biographie, j’ai bien envie de relire un ou deux des romans d’Agatha Christie en ma possession ou bien foncer chez un libraire et découvrir d’autres récits policiers qui sans aucun doute seront des plus savoureux. Mais, surtout, je vais me ruer sur ses récits plus personnels qu’elle a écrits sous un pseudonyme :  Mary Westmacott.

 C’est avec un plaisir non feint que j’ai découvert la vie de cette grande et prolifique romancière qui m’a procuré tant d’heures de lecture et de félicité. Dès les premières pages, j’ai été happée par cette existence avant-gardiste, par cette femme baroudeuse et infatigable voyageuse. Essoufflée à ses côtés, du sable pleins les cheveux, j’ai parcouru le Moyen-Orient du début du XXe siècle ; j’ai aussi fouillé des sites, pris des clichés et j’ai aussi sorti mes petits carnets pour noter des idées qui pourraient servir la trame d’un nouveau roman.  Une belle écriture fluide et quelquefois romancée favorise une telle immersion. 

Une biographie très riche retrace l’existence bouillante d’une romancière anglaise où une grande place est laissée à l’enfance et à la jeunesse ainsi qu’à ses pérégrinations avec son second mari. Une enfance pleine d’imaginations et d’histoires. Un second mariage qui l’entraîne pour son plus grand plaisir dans des voyages sans fins aux pays des mille et une nuits, à la recherche d’une compréhension du passé. Une aventurière avant l’heure ! 
L’auteure nous brosse un beau portrait de la vie bourgeoise et aristocrate anglaise de cette première moitié du XXe siècle. Des existences oisives pour la grande majorité avec toujours l’obsession de trouver un bon parti pour les jeunes femmes. Avec le recul, la course au mari fait sourire. Cette façon de vivre, nonchalante, si British se retrouve aussi dans les romans d’Agatha Christie. Les hôtels chics, les voyages interminables et les retrouvailles entre personnes de bonne famille. La romancière a su exploiter sa vie et son milieu social en charmants clins d’œil dans ses intrigues policières.
 
Cette approche de la vie personnelle de cette romancière prolifique nous permet mieux de comprendre ses sources d’inspiration et pourquoi elle a choisi ce genre de roman. A son époque, les policiers étaient plus abordés par les hommes. Misogynie oblige !  

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Béatrix de L'Aulnoit est une journaliste et écrivaine française. Elle a été rédactrice en chef adjointe au magazine "Marie-Claire". A son actif, nous comptons plus d'une dizaine d'ouvrages, pour la plupart des essais et des biographies. Certains en collaboration avec Philippe Alexandre.

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mardi 21 novembre 2023

"Le pont d'argile" de Markus Sukak.

 

2019 - Calmann-Lévy. 2021 - Le Livre de Poche. 737 pages.
 2021 - Le Livre de Poche. 737 pages.

Cette odyssée familiale a été un coup de cœur émotionnel !

Une balade bouillonnante dans une famille hors norme, une immersion absolue dans des transports d’amour filial, fraternel, des émois amoureux, qui bouleversent des vies et amorcent un avenir différent, à fleur de peau. Cinq frères s’assument tant bien que mal seuls dans une petite maison de banlieue australienne. Ils se soutiennent avec beaucoup de bruit, de coups, de disputes, entourés d’une ménagerie des plus improbables. Un chat aux ronrons faciles, une chienne fidèle, un poisson rouge, un pigeon, et même un mulet qui s’invite dans la cuisine. Dans une fougueuse pagaille, une marée de jeunesse avance cahin-caha vers l’âge adulte. Une adolescence brisée par la mort d’une mère adorée et l’abandon subit du père qui n’assume plus rien, ni sa vie, ni ses enfants. Pourtant, « l’assassin », surnommé ainsi par ses fils, reviendra avec une requête un peu particulière : il a besoin d’aide pour construire un pont. Seul, un frère prendra cette main tendue.

Un roman initiatique raconté par Matthew Dunbar, l’aîné. Il tape sur une vieille machine à écrire (une MAE) déterrée d’un jardin. Il raconte l’histoire des siens. De ses parents, de ses frères et plus particulièrement de Clay, l’avant-dernier frère : le ciment et la mémoire vivante de sa famille. Le plus sage, silencieux, et quelque peu à part ; celui à qui se confie sa mère ; celui à qui on raconte des histoires de celles du passé qui enchantent toujours les enfants. J’ai bien aimé cette transmission orale des origines familiales parachevée par deux livres : « L’Iliade et l’Odyssée » et une biographie de Michel-Ange.

Le charme a opéré. Un judicieux chassé-croisé entre passé et présent nous dévoile par pans successifs l’histoire un peu désordonnée de cette famille. Pour comprendre les frères Dunbar, il faut découvrir la jeunesse des parents et aussi entrevoir par quelques traits les grands-parents. Au fur et mesure, l’intérêt s’intensifie, chaque personnage, chaque objet et toutes les situations anodines prennent leur importance et construisent pierre à pierre une saga époustouflante !

Une narration un peu particulière qui donne un sens un peu brouillon et qui sert à bon escient le côté vivant, cocasse et tellement vrai d’une vie de famille avec ses joies, ses peines, ses deuils et surtout une marée brute d’amour. C’est juste de réalité, mes yeux quelquefois ont brillé devant l’injustice de la vie avec son lot de souffrances, mais aussi pour ces belles lumières d’espoir. C’est fort, puissant, un vrai beau roman fleuve ! Une famille exceptionnelle qui possède pour seule richesse : l’amour ! Une belle ode à la vie !

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Markus Zusak est un romancier australien.

Ses romans :

  • Série Underdogs - 1999-2001 - Jeunesse.
  • "La voleuse de livres" - 2017.
  • "Le messager" - 2014.
  • "Le pont d'argile" - 2019. 


mercredi 5 mai 2021

"Opus 77" d'Alexis Ragougneau.


Le Livre de Poche - 2021 -
256 pages.

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Le chef d'orchestre Claessens, est mort, la basilique Notre Dame à Genève est pleine pour un dernier hommage. Sa fille, Ariane, pianiste de renommée internationale, seule représentante de la famille s'apprête à jouer l'Opus 77, composé par Chostakovitch. Assise à son piano, ses doigts effleurent les touches et elle entame au gré des notes un chassé-croisé temporel où les souvenirs s'éveillent, affluent attirés par cette partition indissociable de cette famille hors norme, toute au service de la musique classique et de la figure tutélaire du père. Le romancier nous happe et nous jette dans une symphonie familiale tragique où les excès  de la passion artistique au service de l'excellence de l'interprétation musicale brisent et blessent des âmes fragiles aux atouts de génies. Chacun se perdra dans l'exigence et dans des silences infranchissables. Une plume élégante, musicale rythme avec justesse le parcours torturé du frère aîné, David, violoniste d'exception, toujours près du gouffre émotionnel dans son jeu musical où pointent ses conflits et contradictions face à un père trop charismatique et peu affectueux.

Prix des lecteurs "Le livre de Poche 2021"

Avec la précision d'un métronome, Ariane jette au vent ses réminiscences, sans artifices et ni pudeurs. Comme dans un refrain, elle s'épanche sur l'amour absolu qui la liait à son frère, David. Une relation entre parenthèses depuis le drame d'une compétition en Belgique où tout a été remis en question. Flamboyante jeune femme, elle s'arme et travaille sans relâche ses gammes sous des apparences de beauté froide et glaciale. Une armure, qu'elle revêt face à une célébrité étouffante, un monde aux accords trop élitistes, aux concerts aux rivalités furieuses. Contre toute attente, la jeune femme s'impose la gardienne de l'histoire de sa famille qu'elle égrène à coups d'accords, et d'octaves. 
Quant à son frère, il baisse les armes, incapable de s'assumer, il choisira la fuite et une vie de  de reclus. A chacun ses excès, Yaêl, la mère, prodigieuse cantatrice s'oublie dans le chant et peu à peu se laisse sombrer dans une silencieuse démence. Claessens, virtuose du piano, dirigera d'une main de maître un orchestre et il cachera ses fêlures sous un masque narcissique et despote. Krikorian enseigne le violon à David et libère quelques arpèges d'un génie torturé et introverti. Chostakovitch n'est jamais bien loin et survole ces moments de grâce et de douleurs.

Une partition fictionnelle très forte, révélatrice d'un chaos émotionnel familial où s'exacerbent les sentiments, les peurs sans la possibilité de communication, de gestes tendres qui pourraient réchauffer les cœurs ou soulager les peines. Seule, la musique enchaîne, irrite, blesse dans un huis clos infernal. Les émotions vibrent, les silences assourdissent. Chaque mouvement de l'Opus 77 en raconte un peu plus ou nous jette dans l'incertitude.

Aucune fausse note, à écouter et à lire comme une première à l'opéra ...

Longtemps après la derrière page tournée, ce concerto à fleur de peau nous hantera comme la petite sonate de Vinteuil de Proust ...

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Alexis Ragougneau est un auteur de théâtre et romancier français.
Il fait une entrée remarquée dans le monde littéraire grâce à ses deux premiers romans policiers, "La Madone de Notre-Dame" et "Évangile pour un gueux", parus dans la collection Chemins Nocturnes.
Il décide de s’affranchir des règles pour explorer plus librement la création romanesque. "Niels" est publié en 2017 et celui-ci retient l’attention des jurés du prix Goncourt.
Pour la Rentrée littéraire 2019, l’auteur s’immisce dans les coulisses de la musique classique avec "Opus 77". Au rythme des cinq mouvements de ce concerto pour violon de Chostakovitch qui a donné son nom au livre.
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lundi 3 mai 2021

"Antonia" (Journal 1965-1966) de Gabriella Zalapi.


Editions Zoé - 2019 -
Le Livre de poche - 2020 -
153 pages.

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Le ciel est gris, l'âme alanguit et le corps fatigué, Antonia, une jeune bourgeoise italienne des années 1960 tient son journal. Une plume élégante et poétique raconte dans un récit court ses mélancolies, ses souvenirs et ses déceptions accumulées. Une vie oisive, un mariage décevant, une maternité non assumée, Antonia s'ennuie, souffre, seule et en silence. La jeune femme étouffe dans une société qui enchaîne les femmes. L'héritage bienvenu de sa grand-mère la projette bien malgré elle dans les réminiscences d'une famille cosmopolite, blessée par la Seconde Guerre mondiale, puis jetée sur les routes de l'exil. Une parenthèse appréciée où elle tente d'oublier ce sentiment d'oppression ; elle retrouve pour de brefs instants, Nonna, sa grand-mère adorée. Des lettres, des photographies lui ramènent par vagues lentes et surannées des souvenirs d'enfance, des traumatismes qu'elle cachait au fond d'un tiroir. Antonia regarde tourner les aiguilles du temps dans le sens contraire et elle ose affronter son regard dans un miroir. Elle refuse les chaînes d'une société masculine entravante, blessante et autoritaire. Frileuse, petit à petit, elle se dévoile et assume sa féminité. elle s'émancipe et se précipite dans les rayons timide d'une vie ensoleillée et Libre.

Un roman bref et court comme un existence aux accords lancinants et monotones qui bouleverse par les silences. Sobre, efficace, il interroge sur la condition féminine d'une époque pas si lointaine. Nous nous surprenons à nous pencher par-dessus l'épaule d'Antonia et lire ses confidences toutes en pudeurs et nous soupirons avec elle, conquis et pleins d'empathie pour cette jeune personne qui se cherche dans son rôle de femme.   

Un premier roman séduisant et une romancière à suivre !

Une fin ouverte, chargée d'espoir : demain, peut-être ...